CHAPITRE 19

 

Le matin au Fort de la Baie,

Observation des étoiles en fin d’après-midi,

Le lendemain matin, découverte à la montagne

15.10.15-16.10.15

 

Le lendemain matin, dès que Jaxom et Piemur se furent à regret tirés de leurs fourrures, Sharra leur apprit que le Harpiste s’était levé aux premières lueurs de l’aube, était allé nager dans la baie, avait préparé son déjeuner, puis s’était retiré dans son bureau où, depuis des heures, il étudiait les cartes en prenant des notes abondantes. Maintenant, il aurait bien voulu échanger quelques mots avec eux, si cela ne les dérangeait pas trop.

Maître Robinton eut un sourire compréhensif devant leur démarche lente et incertaine, œuvre de la soirée bien arrosée de la veille. Puis il leur demanda des explications sur des additions récentes à la carte principale. Satisfait sur ce point, il demanda alors comment ils en étaient arrivés à leurs conclusions. En écoutant leur réponse il se renversa dans son fauteuil, jouant machinalement avec son bâtonnet à dessiner, le visage si impénétrable que Jaxom commença à se demander ce qu’il avait en tête.

— Avez-vous l’un ou l’autre remarqué le trio d’étoiles que nous avons baptisé – par erreur, je dois le dire – les Sœurs de l’Aube ?

Jaxom et Piemur se consultèrent du regard.

— Avez-vous une longue-vue ? demanda Jaxom. Maître Idarolan en a une à bord. Vous avez remarqué vous aussi qu’elles sont visibles au crépuscule ?

— Et chaque fois qu’il y a clair de lune… ajouta Piemur.

— Et toujours à la même place !

— C’est bon. Maintenant, j’ai demandé à Maître Fandarel de décider Maître Wansor à venir passer quelques jours avec nous. Puis-je me permettre de vous demander pourquoi vous souriez tous les deux comme si vous aviez mangé tous les gâteaux à une fête ?

Le sourire de Piemur s’élargit encore à cette allusion à ses frasques d’apprenti.

— Je ne crois pas qu’il y ait une seule personne sur Pern pour refuser de venir ici à la première invitation, dit-il.

— La nouvelle longue-vue de Maître Wansor est-elle terminée ? demanda Jaxom.

— Je l’espère…

— Maître Robinton…

L’air curieusement ambigu, Brekke se dressait sur le seuil.

— Brekke, dit le Harpiste, si vous êtes venue pour me dire de me reposer ou pour m’infliger une potion de votre composition, passez votre chemin. J’ai à faire.

— Je viens seulement vous donner un message de Sebell apporté par Kimi, dit-elle, lui tendant un petit tube.

En repartant, elle lança à Piemur et Jaxom un regard lourd de sens. Surtout, ne pas surmener le Harpiste !

Maître Robinton lut le message en écarquillant les sourcils.

— Oh la la ! Hier soir, un bateau de fils de Seigneurs a débarqué au Fort de Toric. Sebell pense qu’il devra rester là-bas jusqu’à ce qu’ils soient installés temporairement.

Devant l’air interrogateur de Piemur et Jaxom, il ajouta en riant :

— Apparemment, tout ne s’est pas passé aussi bien que l’espéraient nos nouveaux colons !

Repensant à ses Révolutions d’explorations et connaissant Toric et les aménagements de son Fort, Piemur ricana.

— Dès que vous pourrez voler dans l’Interstice, Jaxom, poursuivit Robinton, nos explorations iront plus rapidement. J’ai en tête de vous organiser en équipes, les filles et vous.

— Atelier et Fort ? demanda Jaxom.

— Oui, bien sûr. Piemur, vous avez fait du bon travail avec Menolly, je le sais. De sorte que Sharra pourra faire équipe avec Jaxom. Maintenant…

Ignorant Piemur qui lançait un regard incisif à Jaxom, il continua :

— En vol, on voit les choses dans une perspective qui n’apparaît pas toujours au niveau du sol. L’inverse est vrai aussi, naturellement. Toute exploration devra donc combiner les deux méthodes. Jaxom, Piemur sait ce que je recherche…

— Et c’est ?

— Des traces de l’occupation originelle de ce continent. Ma vie en dépendrait-elle que je n’arrive pas à imaginer pourquoi nos ancêtres ont abandonné ces terres magnifiques et fertiles pour le Nord, tellement plus froid et plus rude. Mais je suppose qu’ils avaient leurs raisons. La plus ancienne de nos Archives déclare : Quand l’homme est arrivé sur Pern, il a établi un Fort dans le Sud. Nous avons toujours pensé qu’il s’agissait de celui de Fort, vu que c’est le plus méridional de tous les Forts du Nord. Mais le même document continue par une remarque ambiguë : Puis jugèrent nécessaire d’émigrer dans le Nord pour leur sécurité. Nous n’avons jamais compris le sens de cette phrase, mais nos plus anciennes Archives sont tellement détériorées qu’il est souvent difficile de les déchiffrer, et plus encore de leur donner un sens cohérent.

« Par la suite, Toric a découvert une mine de fer à ciel ouvert. N’ton et moi, nous avons repéré des formations qui ne semblaient pas d’origine naturelle au flanc d’une montagne ; et quand on est allé les reconnaître à pied, il s’agissait de puits de mines.

« Si nos ancêtres ont séjourné assez longtemps sur le Continent Méridional pour y découvrir du minerai et l’exploiter, ils ont dû laisser d’autres traces de leur occupation.

— Rien ne subsiste très longtemps dans la forêt vierge et le climat tropical, dit Jaxom. D’ram a construit ici un abri il y a vingt-cinq malheureuses Révolutions, et il n’en reste pratiquement rien. Ce que nous avons découvert par hasard à Benden, F’lessan et moi, était scellé dans les profondeurs de la roche, bien à l’abri des intempéries.

— Rien n’a pu cabosser, rayer ou entamer les étais que nous avons trouvés dans cette mine, déclara Piemur avec force. Et nos meilleurs tailleurs de pierre ne peuvent pas creuser la roche comme si c’était du fromage. Pourtant, nos ancêtres l’ont fait.

Jaxom n’avait jamais entendu le Harpiste parler avec une conviction si inflexible, mais il ne put réprimer un soupir en considérant la carte.

— Je sais, Jaxom, l’ampleur de la tâche est décourageante. Mais quel triomphe si nous trouvons l’endroit ! Ou les endroits !

À cette idée, les yeux du Harpiste brillèrent d’enthousiasme.

— Bien, continua-t-il avec animation, dès que Jaxom sera autorisé à voler dans l’Interstice, nous reprendrons nos explorations en direction du sud, en prenant cette montagne symétrique comme point de repère. Des objections ?

Sans attendre la réponse, il poursuivit :

— Piemur partira à pied avec Stupide. Menolly pourra l’accompagner si elle le désire, ou attendre que Jaxom l’emmène sur Ruth avec Sharra jusqu’au camp secondaire. Pendant que les filles exploreront les alentours immédiats, ce qui n’a pas été fait à ma connaissance, vous, Jaxom, continuerez de l’avant avec Ruth pour établir un autre camp, auquel vous pourrez revenir par l’Interstice le lendemain. Et ainsi de suite.

« Au Weyr de Fort, on a dû vous apprendre à interpréter les accidents de terrain vus en altitude, poursuivit-il à l’adresse de Jaxom. Rappelez-vous, Jaxom, que Piemur a beaucoup plus d’expérience que vous. Je vous prie de ne pas l’oublier en cas de problème. Et envoyez-moi vos rapports tous les soirs ! Laissez-moi maintenant, et allez préparer vos équipements et vos provisions. Et vos partenaires !

Expliquer la situation à Menolly et Sharra et préparer leur expédition ne leur prit pas longtemps. Pourtant ils ne partirent pas ce jour-là.

Maître Oldive arriva sur Lioth avec N’ton, et fut accueilli avec de grandes démonstrations d’amitié par Robinton, plus calmement par Brekke, et avec quelque réserve par Jaxom. Robinton voulut à toute force lui faire visiter sa nouvelle installation, avant de le laisser examiner « sa vieille carcasse ».

— Maître Oldive n’est pas impressionné, dit Sharra à l’oreille de Jaxom tandis qu’ils regardaient tous les deux le Harpiste guider la visite d’une démarche vigoureuse, tandis que Maître Oldive murmurait les compliments rituels.

— C’est heureux, dit Jaxom. Sinon, le Harpiste serait capable de venir en exploration avec nous.

— Pas par l’Interstice, en tout cas.

— Non, mais monté sur Stupide.

Sharra éclata de rire, mais elle reprit son sérieux en voyant Maître Oldive prendre fermement le Harpiste par le coude et le conduire à sa chambre, dont la porte se referma sur eux.

Quand vint son tour, Jaxom fut bien content de ne pas avoir à abuser le Maître Guérisseur. L’épreuve fut brève – Maître Oldive lui posa quelques questions, examina ses yeux, tapota sa poitrine, écouta les battements de son cœur, puis son sourire satisfait apprit à Jaxom que le verdict était favorable.

— Maître Robinton est complètement rétabli, lui aussi, n’est-ce pas, Maître Oldive ? demanda Jaxom.

Le Harpiste était ressorti de sa chambre muet et pensif, et sa démarche avait perdu son élasticité. Menolly lui avait servi une coupe de vin qu’il avait acceptée avec un sourire désenchanté et un profond soupir.

— Bien sûr que Maître Robinton est complètement rétabli, dit Maître Oldive. Son état s’est beaucoup amélioré. Mais il doit apprendre à se ménager, à conserver son énergie et à mesurer ses forces s’il ne veut pas avoir une autre attaque. Vous, les jeunes, avec vos jambes vigoureuses et vos cœurs intacts, vous pouvez l’aider, sans avoir l’air de réduire ses activités.

— C’est ce que nous faisons !

— Parfait. Continuez, et il sera bientôt complètement rétabli. Si cette attaque lui a servi de leçon.

Maître Oldive regarda par la fenêtre ouverte en s’épongeant le front.

— Riche idée que de le faire venir ici, dit-il avec un sourire matois. La chaleur de midi l’accable et le force à se reposer. Les paysages sont admirables, et l’air embaume. Je vous envie, Seigneur Jaxom.

Les beautés du Fort de la Baie exerçaient également leurs charmes sur Maître Robinton, car il avait retrouvé le moral avant même que Maître Fandarel et Maître Wansor n’arrivent de Telgar. Sa joie redoubla devant la nouvelle longue-vue à laquelle le Maître Astronome travaillait depuis une demi-Révolution. L’instrument, un tube long comme le bras de Fandarel et dont les deux mains jointes faisaient tout juste le tour, était revêtu de cuir, et pourvu d’un curieux viseur, adapté non pas au bout de l’instrument, mais sur le côté.

Maître Robinton posa une question à ce sujet, et Fandarel marmonna quelque chose où il était question de réflexion et de réfraction, d’oculaire et d’objectif, concluant que cette disposition était la meilleure pour l’observation d’objets éloignés. L’instrument trouvé au Weyr de Benden agrandissait les petites choses, et celui-ci était construit sur les mêmes principes.

— L’endroit importe peu, mais nous sommes très contents d’essayer cette nouvelle longue-vue au Fort de la Baie, continua Wansor, s’épongeant le front, car, absorbé par ses explications, il avait oublié d’ôter sa tenue de vol.

Sur un signe de Robinton, Menolly et Sharra débarrassèrent le Maître Astronome de sa tunique en peau de gueyt tandis qu’il expliquait, oubliant leur aide, qu’il avait entendu parler du comportement aberrant des trois étoiles connues sous le nom de Sœurs de l’Aube. Jusqu’à présent, il avait attribué cette anomalie à l’inexpérience des observateurs. Mais Robinton lui-même ayant remarqué leurs bizarreries, il trouvait justifié de faire une visite (la première) au Continent Méridional et d’apporter son précieux instrument pour juger par lui-même. Les étoiles n’avaient pas une position fixe dans le ciel. Toutes ses équations, sans parler des travaux d’observateurs aussi expérimentés que N’ton et le Seigneur Larad, confirmaient cette caractéristique. De plus, toutes les Archives qui leur étaient parvenues, même en très mauvais état, mentionnaient le mouvement immuable des étoiles. Les étoiles obéissaient à des lois. Si trois étoiles semblaient défier ces lois, il devait y avoir une explication. Et il espérait bien la trouver le soir même.

Après de longues discussions, ils choisirent pour site d’observation une petite élévation de terrain à la pointe orientale de la Baie, au-delà des fosses à rôtir. Maître Fandarel enrôla Jaxom et Piemur qui l’aidèrent à construire une monture orientable pour son nouvel instrument. Naturellement, Wansor supervisa la construction mais finit par gêner si bien Fandarel que celui-ci le fit asseoir au bord du promontoire, sous les arbres, d’où il pouvait tout surveiller sans être dans les pattes du Forgeron. Le temps de finir le travail, l’astronome dormait à poings fermés, la tête sur les mains, en émettant des ronflements paisibles et réguliers.

Portant un doigt à ses lèvres pour qu’on ne réveille pas Wansor, Fandarel retourna avec Jaxom et Piemur à la plage, où un bon bain les rafraîchit avant la sieste de l’après-midi. Craignant de manquer le lever des Sœurs de l’Aube, ils mangèrent sur le promontoire. Maître Idarolan apporta sa longue-vue, et le Forgeron construisit rapidement une seconde monture avec les matériaux restant de la première.

Le coucher du soleil, qui, les autres jours, leur semblait arriver trop vite, se fit attendre interminablement. Jaxom se dit que si Wansor ajustait une fois de plus son appareil, le banc ou sa position sur ledit banc, il allait perdre la tête lui aussi. Même les dragons, qui avaient joué dans l’eau toute la journée comme s’ils venaient d’inventer ce sport, faisaient silence, allongés sur la plage, et les lézards de feu dormaient autour de Ruth ou allongés sur son épaule.

Le soleil se coucha enfin, colorant l’horizon occidental de couleurs somptueuses. Quand la nuit fut tombée sur l’horizon oriental, Wansor appliqua l’œil au viseur de son instrument, poussa un cri stupéfait, et faillit tomber de son banc.

— C’est impossible. Il n’y a aucune explication logique à une telle configuration.

Il se redressa, appliqua de nouveau son œil au viseur, ajustant la focale.

Maître Idarolan, l’œil collé à son propre viseur, remarqua :

— Je ne vois que les Sœurs de l’Aube dans leur alignement habituel. Exactement comme je les ai toujours vues.

— Mais c’est impossible. Elles sont trop rapprochées. Les étoiles ne sont jamais si proches. Elles sont toujours séparées par d’immenses distances.

— Et si vous me laissiez regarder, mon ami, dit le Forgeron, se dandinant d’impatience.

À regret, Wansor lui céda sa place.

— N’ton, vos yeux sont plus jeunes !

Le Maître Pêcheur passa son instrument à N’ton, qui accepta avec empressement.

— Je vois trois objets ronds, annonça Fandarel d’une voix de stentor. Des objets ronds et métalliques. Exécutés par la main de l’homme. Ce ne sont pas des étoiles, Wansor, dit-il, regardant l’Astronome consterné, ce sont des objets !

Robinton, bousculant presque le Forgeron, appliqua son œil au viseur, retenant son souffle.

— C’est rond. Ça brille. Comme du métal. Mais pas comme des étoiles.

— Une chose est sûre, dit Piemur avec irrévérence dans le silence respectueux qui suivit, vous avez trouvé des traces de nos ancêtres dans le Sud, Maître Robinton.

— Votre observation est absolument correcte, dit le Harpiste d’une voix si voilée que Jaxom se demanda s’il réprimait le rire ou la colère, mais ce n’est pas du tout ce que j’avais en tête, et vous le savez !

Tout le monde regarda à tour de rôle dans l’instrument de Wansor, celui de Maître Idarolan n’étant pas assez puissant. Et tout le monde tomba d’accord avec le verdict de Fandarel : les Sœurs de l’Aube n’étaient pas des étoiles. C’étaient des objets ronds, métalliques, apparemment en position stationnaire dans le ciel. Même les lunes tournaient des faces différentes vers Pern au cours de leurs cycles.

On demanda à F’lar, Lessa et F’nor de venir d’urgence avant que les Sœurs de l’Aube ne disparaissent. L’irritation de Lessa à cette convocation s’évanouit devant le phénomène. F’lar et F’nor monopolisèrent l’instrument pendant le peu de temps où les curieux objets restèrent visibles dans le ciel qui s’obscurcissait lentement.

Voyant Wansor poser des équations dans le sable, Jaxom et Piemur sortirent en hâte une table et de quoi écrire. Il fit fiévreusement des calculs pendant quelques minutes, puis considéra ses résultats comme s’ils constituaient une énigme encore plus indéchiffrable. Désorienté, il demanda à N’ton et à Fandarel de vérifier s’il avait fait des erreurs.

— Et s’il n’y a aucune erreur, qu’en concluez-vous, Maître Wansor ? demanda F’lar.

— Ces… ces choses sont stationnaires. Elles restent tout le temps dans la même position au-dessus de Pern. Comme si elles suivaient la planète.

— Ce qui prouverait, n’est-ce pas, qu’elles sont faites par la main de l’homme ? demanda Robinton, imperturbable.

— C’est précisément ma conclusion, dit Wansor, que cette affirmation ne semblait pas rassurer. Elles ont été faites pour rester tout le temps exactement où elles sont.

— Et nous ne pouvons pas y aller, murmura F’nor avec regret.

— N’y pensez pas ! dit Brekke d’un ton farouche qui fit sourire F’lar et le Harpiste.

— Elles ont été faites pour rester là-haut, commença Piemur, mais elles n’ont pas pu être faites là-haut, n’est-ce pas, Maître Fandarel ?

— J’en doute. Les Archives font allusion à bien des choses merveilleuses faites pas l’homme, mais ne mentionnent jamais des étoiles stationnaires.

— Mais les Archives disent aussi que des hommes sont venus sur Pern…

Piemur regarda le Harpiste pour confirmation.

— Peut-être qu’ils se sont servi de ces choses pour venir d’ailleurs, d’un autre monde. Sur Pern !

— Ayant la possibilité de choisir parmi tous les mondes de l’univers, dit Brekke, rompant le silence pensif qui avait suivi la remarque de Piemur, ils n’auraient pas trouvé un monde plus accueillant que Pern ?

— Si vous aviez voyagé autant que moi, dit Piemur, qui ne se laissait pas facilement démonter, vous sauriez que Pern n’est pas si mal… en laissant de côté les Fils !

— Certains d’entre nous ne peuvent pas se permettre de les laisser de côté, dit F’lar, ironique.

Menolly donna à Piemur un bon coup de coude dans les côtes, et, réalisant l’indélicatesse de sa remarque, il eut l’air si penaud que F’lar éclata de rire.

— Quelle découverte stupéfiante, dit Robinton, scrutant le ciel nocturne comme pour y découvrir d’autres mystères. Voir les véhicules mêmes qui ont amené ici nos ancêtres !

— Eh bien, voilà un excellent sujet de méditation pour les soirées tranquilles, n’est-ce pas, Maître Robinton ? dit Oldive avec un sourire matois, en soulignant légèrement le mot tranquille.

D’un geste impatient, le Harpiste écarta toute idée de tranquillité.

— Car enfin, vous ne pouvez guère y aller, dit Maître Oldive.

— Moi, certainement pas, acquiesça Maître Robinton.

Puis, à la surprise de tous, il brandit le bras droit en direction des Trois Sœurs.

— Zair, les objets ronds dans le ciel ? Peux-tu y aller ?

Jaxom retint son souffle, sentit Menolly se raidir à son côté et comprit qu’elle n’osait pas respirer non plus. Brekke poussa un cri étouffé. Tout le monde regardait Zair.

Le petit bronze tendit la tête vers les lèvres de Robinton et émit quelques bruits de gorge interrogateurs.

— Zair ? Les Sœurs de l’Aube ? répéta Robinton. Peux-tu y aller ?

Zair considéra son ami, la tête penchée. À l’évidence, il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait.

— Zair ? L’Étoile Rouge ?

L’effet de cette question fut instantané. Zair disparut avec un glapissement de terreur, et tous les lézards de feu nichés contre Ruth se réveillèrent et le suivirent.

— Cela semble répondre à vos deux questions, dit F’lar.

— Que dit Ruth ? chuchota Menolly à l’oreille de Jaxom.

— Sur les Sœurs de l’Aube ou sur Zair ?

— Sur les deux.

— Il dormait, répondit Jaxom après avoir consulté son dragon.

— Naturellement !

— Et alors ? Qu’a vu Beauté avant de disparaître ?

— Rien.

Malgré des débats et discussions qui occupèrent toute la soirée, les humains ne trouvèrent pas non plus de solutions. Robinton et Wansor auraient sans doute continué à parler toute la nuit si Maître Oldive n’avait pas versé subrepticement quelque chose dans le vin du Maître Harpiste. Personne ne le vit, car Robinton discutait avec animation avec Wansor, mais, l’instant suivant, il s’affala sur la table, et se mit à ronfler immédiatement.

— Il ne faut pas qu’il néglige sa santé sous prétexte de discuter, remarqua Maître Oldive, faisant signe aux chevaliers-dragons de l’aider à porter le Harpiste dans son lit.

Cela mit fin à la soirée. Les chevaliers-dragons retournèrent dans leurs Weyrs, Oldive et Fandarel dans leurs Ateliers respectifs. Wansor demeura. Toute une escadrille de dragons n’aurait pu maintenant l’arracher au Fort de la Baie.

Ils avaient convenu de ne pas révéler la véritable nature des Sœurs de l’Aube, au moins pas avant que Wansor et ses compagnons n’aient eu le temps d’étudier le phénomène et d’arriver à des conclusions qui éviteraient d’effrayer la population. Les gens avaient subi assez de chocs ces derniers temps, selon F’lar. Certains auraient pu penser que ces objets inoffensifs représentaient un danger, un peu comme l’Étoile Rouge.

— Un danger ? s’était écrié Fandarel. Si ces choses posaient un problème quelconque, nous le saurions depuis bien des Révolutions.

F’lar en tomba volontiers d’accord, mais, tout le monde étant conditionné à croire que le désastre tombait du ciel, il valait mieux rester discrets.

Puis F’lar proposa d’envoyer au Fort de la Baie tous les chevaliers dont il n’avait pas besoin à Benden pour participer à l’exploration. Il était plus important que jamais, à son avis, de découvrir les richesses que recelait ce continent.

Tirant sur lui ses fourrures de couchage, Jaxom essaya de ne pas s’irriter à la pensée de cette nouvelle invasion juste comme il pensait pouvoir se retrouver un peu seul avec Sharra.

L’avait-elle évité ? Ou étaient-ce les circonstances ? L’arrivée inopinée de Piemur à la Baie, l’inquiétude au sujet de Maître Robinton, les fatigues de l’exploration, l’arrivée de la moitié de Pern pour construire le Fort, l’arrivée du Harpiste lui-même, et maintenant, ça ! Mon, Sharra n’avait rien fait pour l’éviter. Elle semblait… très présente. Avec son rire mélodieux, un ton plus grave que celui de Menolly, son visage soudain caché par les mèches brunes qui ne cessaient d’échapper aux épingles et aux pinces…

Il souhaita avec ferveur que le Fort de la Baie ne soit pas envahi une nouvelle fois, ce qui ne rimait à rien puisqu’il n’avait aucun contrôle sur les événements. Il était Seigneur de Ruatha, non Seigneur de la Baie. Si l’endroit appartenait à quelqu’un, c’était à Maître Robinton et à Menolly, de par le droit du premier occupant.

Jaxom soupira, légèrement tourmenté par sa conscience. Oldive l’avait déclaré complètement guéri de la tête de feu. Il pouvait donc voler dans l’Interstice. Ruth et lui pouvaient retourner à Ruatha. Il aurait dû y retourner. Mais il n’en avait pas envie – et pas seulement à cause de Sharra.

On n’avait pas besoin de lui là-bas. Lytol pouvait gouverner le Fort comme il l’avait toujours fait. Ruth n’avait aucune obligation de combattre les Fils, ni à Ruatha ni au Weyr de Fort. Benden avait fait preuve d’indulgence à son égard, mais F’lar avait déclaré sans détours que Ruth et le jeune Seigneur de Ruatha ne devaient pas mettre leur vie en danger.

Personne n’avait imposé de limites à ses explorations, réalisa-t-il soudain, et personne n’avait suggéré qu’il retourne à Ruatha.

Cette idée le réconforta un peu, mais il continua à regretter l’arrivée des chevaliers-dragons que F’lar enverrait le lendemain. Des chevaliers dont les dragons volaient considérablement plus vite et plus loin que Ruth, et qui seraient capables d’atteindre la montagne avant lui. Des chevaliers qui, peut-être, découvriraient ces traces dont Robinton soupçonnait l’existence quelque part dans l’intérieur du Continent Méridional. Des chevaliers qui remarqueraient peut-être chez Sharra la beauté et la bonté chaleureuse qui attiraient Jaxom.

Se retournant sur sa paillasse, il essaya de trouver une position confortable, de trouver le sommeil. Peut-être qu’on ne réviserait pas les plans établis par Maître Robinton pour Sharra, Menolly, Piemur et lui-même. Comme Piemur ne cessait de le leur rappeler, les dragons étaient irremplaçables pour survoler les terres, mais il fallait quand même les explorer à pied pour les connaître à fond. Peut-être F’lar et Robinton demanderaient-ils aux chevaliers-dragons de se disperser, de couvrir autant de territoire que possible, et laisseraient-ils les explorateurs originels continuer vers la montagne.

Jaxom s’avoua alors qu’il désirait ardemment arriver le premier à cette montagne ! La sérénité de ce cône symétrique l’avait ramené à la Baie, malade et fiévreux, dominait ses pensées jour et nuit, faisait irruption dans ses cauchemars. Il voulait être le premier à l’atteindre, quelque irrationnel que fût ce désir.

Quelque part au milieu de ces réflexions, il s’endormit. De nouveau, il revit les mêmes scènes : de nouveau, la montagne entra en éruption, un flanc complètement pulvérisé, crachant des gerbes de rocs enflammés et des flots de lave en fusion. De nouveau, Jaxom fut le réfugié terrorisé et l’observateur impassible. Puis le fleuve rouge se mit à descendre vers lui, le talonnant de si près qu’il en sentait la chaleur sur ses jambes…

Il se réveilla ! Les rayons du soleil levant passant à travers les arbres caressaient son pied droit qui dépassait de sa couverture. Le soleil levant !

Jaxom contacta Ruth mentalement. Son dragon dormait encore dans la clairière de l’ancien abri près duquel on avait creusé à son usage une couche dans le sable.

Jaxom jeta un coup d’œil sur Piemur qui dormait, en chien de fusil, la joue droite posée sur ses deux mains jointes. Se glissant hors de son lit, Jaxom ouvrit sans bruit la porte, et, ses sandales à la main, sortit par la cuisine sur la pointe des pieds. Ruth remua, délogeant de son dos un ou deux lézards de feu, quand Jaxom passa près de lui. Jaxom se figea, frappé d’une idée subite à la vue des lézards de feu. Aucun de ceux qui dormaient contre son ami n’étaient marqués. Quand Ruth se réveillerait, il lui demanderait si les lézards de feu du Sud dormaient toujours avec lui. Dans ce cas, ses rêves étaient peut-être ceux des lézards de feu – souvenirs immémoriaux réveillés par la présence des hommes ! Cette montagne ! Non, de ce côté, c’était un cône parfait, sans la moindre trace d’éruption !

Arrivé sur la plage, Jaxom leva les yeux, espérant voir les Sœurs de l’Aube. Malheureusement, il était déjà trop tard pour surprendre leur apparition matinale.

Les deux longues-vues étaient toujours sur leurs montures – celle de Wansor, soigneusement recouverte d’une peau de gueyt qui la protégerait de la rosée du matin, celle d’Idarolan dans son étui de cuir. Souriant de la futilité de son geste, Jaxom ne put néanmoins se retenir de découvrir la longue-vue de Wansor et d’appliquer son œil au viseur. Puis il recouvrit soigneusement l’instrument, et, songeur, contempla la montagne. Dans son rêve, le cône explosait. Et cette montagne avait deux faces. Soudain résolu, il sortit de son étui la longue-vue d’Idarolan. Celle de Wansor lui donnerait une meilleure définition, mais il ne voulait pas en altérer le réglage. De plus, celle d’Idarolan était assez puissante pour son propos. Non qu’elle pût lui montrer les dégâts qu’il pressentait. Très concentré, il pointa son instrument. Maintenant, il pouvait voler dans l’Interstice. De plus, Maître Robinton lui avait ordonné d’explorer le Continent Méridional. Plus important encore, il voulait arriver le premier à la montagne !

Il éclata de rire. Cette aventure était beaucoup moins dangereuse que la restitution de l’œuf. Ruth et lui pouvaient y aller par l’Interstice et revenir avant que quiconque se soit aperçu de leur absence. Il détacha la longue-vue de sa monture. Il en aurait besoin. Dès le décollage, il lui faudrait examiner attentivement la montagne pour trouver un point où Ruth pourrait atterrir sans danger à la sortie de l’Interstice.

Il pivota sur lui-même et chancela d’étonnement. Piemur, Sharra et Menolly le regardaient.

— Dites-nous, Seigneur Jaxom, ce que vous avez vu dans la longue-vue du Maître Pêcheur ? Une montagne, peut-être ? demanda Piemur, souriant de toutes ses dents.

Perchée sur l’épaule de Menolly, Beauté pépia.

— En a-t-il vu assez ? demanda Menolly à Piemur, ignorant Jaxom.

— À mon avis, oui !

— Il n’aurait pas formé le projet d’y aller sans nous ? demanda Sharra.

Tous le considéraient, l’air moqueur.

— Ruth ne peut pas nous transporter tous les quatre.

Vous n’êtes pas gros, ni les uns ni les autres. Je pourrais y arriver.

Sharra éclata de rire, porta la main à sa bouche pour réprimer son hilarité, et pointa sur lui un doigt accusateur.

— Je parie que Ruth vient de lui dire qu’il peut nous transporter, dit-elle aux deux autres.

— Je parie que vous avez raison, dit Menolly, sans quitter Jaxom des yeux. Je crois vraiment qu’un peu d’aide vous serait utile dans cette aventure, ajoutât-elle, soulignant légèrement les deux derniers mots.

— Cette aventure ? répéta en écho Piemur, plus que jamais sensible aux nuances.

Serrant les dents, Jaxom la foudroya du regard.

— Tu es sûr de pouvoir nous transporter tous les quatre ? demanda-t-il à Ruth.

Le dragon remonta sur la plage, les yeux roulant d’excitation.

Voilà des semaines que je suis obligé de voler en vol normal. Cela m’a fortifié. Aucun de vous n’est bien lourd. La distance n’est pas grande. Allons-nous voir la montagne ?

— À l’évidence, Ruth est d’accord, dit Menolly. Mais si nous ne passons pas à l’action rapidement… dit-elle, montrant du geste le Fort de la Baie. Venez. Sharra, allons chercher nos tenues de vol.

— Il faut que j’installe des harnais de vol pour quatre.

— Alors, exécution.

Menolly et Sharra partirent en courant.

Ayant des lassos de chasse à portée de la main, Jaxom et Piemur en avaient déjà fait des harnais de vol quand les filles revinrent avec leurs casques et leurs tuniques. Jaxom prit avec lui la longue-vue, se promettant de revenir si vite que personne ne s’apercevrait de sa disparition.

Ruth décolla péniblement, mais, une fois en l’air, assura Jaxom qu’il volait sans effort. Il vira au sud-est, et Jaxom braqua sa lunette sur la montagne. Même à cette altitude, il ne distinguait aucun dégât sur la montagne parfaitement symétrique. Abaissant progressivement sa longue-vue, il obtint enfin une vue claire et détaillée d’une chaîne de montagnes au premier plan du volcan.

Jaxom demanda à Ruth s’il visualisait clairement l’objectif. Ruth répondit affirmativement et sauta dans l’Interstice sans donner le temps à Jaxom de revenir sur sa décision. Ils surgirent brusquement au-dessus des crêtes, le souffle coupé à la fois par le froid incroyable de l’Interstice, après des mois de chaleur tropicale, et par la splendeur du panorama se déroulant sous leurs yeux.

Comme Piemur l’avait dit un jour, la perspective était trompeuse. Le volcan se dressait sur un haut plateau, lui-même à des milliers de longueurs de dragon au-dessus du niveau de la mer. Très loin au-dessous d’eux, un large bras de mer scintillait, couvert de prairies du côté de la montagne, de forêts de leur côté. Au sud, une haute chaîne montagneuse aux sommets couronnés de neige et de brume se dressait dans le lointain, formant une barrière orientée est-ouest.

Le volcan, encore à bonne distance, dominait la scène.

— Regardez, dit soudain Sharra, montrant la mer sur leur gauche. Des volcans. Et certains fument encore !

Semés au large, des pics formaient une longue chaîne orientée au nord-est, certains couronnant une île assez étendue, d’autres simples cônes crevant la surface.

— Vous me prêtez la lunette, Jaxom ? Piemur prit l’instrument et regarda.

— Oui, dit-il après une observation attentive, deux sont encore en activité. Mais ils sont loin. Aucun danger.

Ensuite, il tourna sa longue-vue vers la barrière rocheuse et la considéra longuement en secouant la tête.

— C’est peut-être celle que j’ai vue dans l’Ouest, dit-il, l’air indécis. J’ai mis des mois pour l’atteindre ! Et il faisait un froid !

Il fit décrire un arc de cercle à sa lunette.

— Voilà qui pourrait se révéler très utile. Ce bras de mer pénètre profondément à l’intérieur, et Maître Idarolan pourrait facilement le remonter à la voile.

Il rendit la longue-vue à Jaxom et se remit à contempler la montagne.

— Comme elle est belle, soupira Sharra.

— Ce doit être l’autre face qui a explosé, dit Jaxom, se parlant à lui-même plutôt qu’aux autres.

— L’autre face ? s’écrièrent en chœur Sharra et Menolly.

Et Jaxom sentit Piemur se raidir derrière lui.

— Vous avez rêvé aussi la nuit dernière ? demanda Jaxom.

— Pourquoi croyez-vous donc que nous étions réveillés à temps pour vous entendre sortir ? demanda Menolly, un peu sèchement.

— Eh bien, allons voir l’autre face, dit Piemur, comme s’il proposait une baignade.

— Pourquoi pas ? répliqua Sharra, tout aussi détendue.

J’aimerais voir l’endroit dont je rêve, dit Ruth, et, sans avertissement, il piqua dans le vide.

Menolly et Sharra poussèrent un cri de surprise, et Jaxom se félicita de leur avoir installé des harnais de vol. Ruth leur fit des excuses que Jaxom n’eut pas le temps de leur transmettre, car le dragon blanc, s’élevant sur un courant d’air chaud ascendant, survola le bras de mer. Quand le vol se stabilisa, Jaxom reprit la longue-vue et découvrit une formation rocheuse sur le contrefort septentrional. Il transmit la visualisation à Ruth.

Ils plongèrent dans l’Interstice, puis surgirent au-dessus de la formation rocheuse, et, l’espace de quelques respirations, la montagne, effrayante, sembla se précipiter vers eux. Ruth reprit de la vitesse, vira au nord, et, à puissants coups d’ailes, décrivit un vaste arc de cercle qui les amena sur la face est de la montagne.

Le soleil levant, caché jusque-là par la masse de la montagne, les aveugla quelques instants. Ruth vira légèrement vers le sud. Devant eux s’étendaient des immensités incroyables – des terres beaucoup plus vastes que les plaines de Telgar ou le désert d’Igen. Puis, abandonnant ce spectacle, il tourna les yeux vers la montagne.

Et Jaxom reconnut la vue trop familière, venue de ses nuits agitées et de ses cauchemars imprécis. Le bord oriental du volcan avait disparu, remplacé par une bouche béante qui semblait ricaner, la commissure gauche tombante. Suivant des yeux cette ligne, Jaxom vit, accroupis sur le flanc sud-est, trois autres cratères, enfants maléfiques du cratère principal. Un flot de lave en coulait vers le sud, vers la vallée plus riante.

Malgré l’admiration qu’il avait toujours éprouvée pour la face nord du volcan, Jaxom détourna les yeux de la face déchiquetée, de la face de ses cauchemars.

La remarque de Ruth ne surprit pas Jaxom : Je connais cet endroit. C’est là qu’étaient leurs hommes, disent-ils.

Dans le soleil, des bandes de lézards de feu coupaient et recoupaient la ligne de vol de Ruth. Beauté, Meer, Talla et Farli, perchés jusque-là sur les épaules de leurs maîtres, s’envolèrent pour se joindre aux nouveaux venus.

— Regardez, Jaxom ! Regardez en bas ! lui hurla Piemur à l’oreille, le tirant par l’épaule et lui montrant du doigt un point sous la patte antérieure gauche de Ruth. La lumière rasante du soleil levant faisait ressortir les reliefs. Il vit des contours réguliers, des tumulus et des lignes droites dessinant de curieux carrés, alors que la nature n’a pas de lignes géométriques.

— C’est ce que cherche Maître Robinton ! Par-dessus son épaule, il sourit à Piemur qui s’était retourné pour attirer l’attention des filles sur sa découverte.

Puis, le souffle coupé, Jaxom fit virer Ruth au nord-est. Il sentit Piemur lui étreindre les épaules, car il avait vu la même chose que lui. Au large, sur les volcans fumant au milieu de la mer, tombait du ciel une brume grise – les Fils !

— Les Fils !

Les Fils ! Avant que Jaxom ait eu le temps de lui transmettre un ordre, Ruth avait plongé dans l’Interstice. Un instant plus tard, ils planaient au-dessus de la Baie ; cinq dragons se prélassaient déjà sur ses plages. Courant du rivage au bateau, les hommes de Maître Idarolan disposaient des plaques de schiste sur un cadre pour protéger des Fils le bois du navire.

Canth demande où nous sommes allés. Je dois aller mâcher la pierre de feu immédiatement. Les lézards de feu aideront à protéger le bateau. Tout le monde est mécontent de nous. Pourquoi ?

Jaxom fit atterrir Ruth sur la plage, près de la pile de pierre de feu, et lui dit de commencer à mâcher.

— Il faut que je trouve Stupide ! dit Piemur, sautant dans le sable et courant vers la forêt.

— Donnez-moi la longue-vue de Maître Idarolan, dit Menolly à Jaxom. J’ai vu la tête qu’il fait, et je ne sais pas s’il est en colère à cause de sa lunette, mais…

— Moi, je vais affronter la tempête au Fort, dit Sharra, souriant à Jaxom et lui serrant le bras pour le rassurer. N’ayez pas l’air si déprimé ! Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer la sortie de ce matin. Tant pis si je me fais réprimander par Lessa.

Nous avons exploré le Sud comme le Harpiste nous l’avait dit ! déclara Ruth brusquement, levant la tête et regardant en direction des autres dragons. Nous sommes de retour à temps pour combattre les Fils. Nous n’avons rien fait de mal.

Jaxom cilla, surpris du ton déterminé de Ruth, et d’autant plus qu’il était certain que Ruth répondait à Canth, qui regardait dans leur direction en roulant des yeux irrités. À côté de Canth, Jaxom vit Lioth, Monarth, et deux autres bruns de Benden qu’il ne reconnut pas.

Je volerai dans une direction perpendiculaire à la vôtre, dit Ruth, répondant à des paroles que Jaxom n’entendit pas. Comme d’habitude. J’ai assez de pierre pour cracher les flammes. Les Fils sont presque au-dessus de la Baie.

Il étira le cou vers Jaxom, qui sauta en selle, vraiment soulagé que l’imminence de la Chute retarde sa confrontation avec F’nor ou N’ton. Non qu’il fût dans son tort vis-à-vis de ces deux chevaliers.

Nous avons fait ce que le Harpiste nous avait demandé, dit Ruth, s’élançant vers le ciel. Personne ne nous a dit de ne pas aller à la montagne aujourd’hui. Je suis bien content d’y être allé. Maintenant que j’ai vu l’endroit, je ne ferai plus de cauchemars.

Puis Ruth ajouta, d’un ton quelque peu étonné : Brekke ne vous croit pas assez fort pour combattre les Fils le premier jour où on vous autorise à revoler dans l’Interstice. Vous devez me prévenir si vous êtes fatigué !

Après cela, rien n’aurait pu faire admettre à Jaxom qu’il était fatigué, même s’ils avaient dû combattre pendant les quatre heures que durait une Chute normale. Ils rencontrèrent les Fils à trois baies à l’est et les calcinèrent, Ruth et Jaxom zigzaguant au-dessus et au-dessous des cinq autres, en formation triangulaire. Jaxom espérait que Piemur avait pu mettre Stupide à l’abri. Au bout d’un moment, Ruth l’informa que, selon Farli, Stupide était dans la véranda du Fort. Quant à Farli elle-même, elle s’apprêtait à calciner tout Fil qui s’attaquerait au Fort.

Survolant la Baie, Jaxom remarqua que les grands mâts de la Sœur de l’Aube semblaient cracher le feu, puis il réalisa que c’étaient les lézards de feu qui protégeaient le bateau. Ils devaient être très nombreux à cracher les flammes ! Ceux du Sud avaient-ils joint leurs forces à celles des lézards marqués ? Avaient-ils décidé, pour une raison quelconque, d’aider les hommes ?

Puis, absorbé par les piqués et les loopings imposés par le combat, il n’eut plus le temps de se livrer à ses spéculations. Il était vraiment très fatigué quand la pluie argentée cessa et que Canth claironna le signal du retour. Ruth vira vers l’est, et Jaxom vit F’nor faire le signal : Beau travail ! Puis ils revinrent à la Baie en vol plané.

Jaxom fit atterrir Ruth dans la partie la plus étroite de la plage occidentale, pour laisser plus d’espace aux grands dragons.

Il se laissa glisser à terre, tapota le cou trempé de sueur de sa bête, éternua à l’odeur de la pierre de feu apportée par le vent. Ruth toussa.

Je mâche de mieux en mieux la pierre de feu. Il ne me reste plus aucune flamme.

Puis Ruth leva la tête, et regarda Canth qui venait d’atterrir près d’eux.

Pourquoi F’nor est-il fâché ? Nous nous sommes bien battus. Aucun Fil ne nous a échappé.

Il tourna la tête vers son maître, les yeux roulant de plus en plus vite, de plus en plus jaunes. Je ne comprends pas. Il poussa un petit grognement dédaigneux, et les émanations de pierre de feu firent tousser Jaxom.

— Jaxom ! J’ai à vous parler !

Détachant sa ceinture et ôtant son casque avec irritation, F’nor s’avançait vers lui à grands pas.

— Oui ?

— Où étiez-vous ce matin tous les quatre ? Pourquoi n’avez-vous prévenu personne ? Qu’avez-vous à dire pour justifier votre retour juste avant la Chute ? Aviez-vous oublié que nous attendions les Fils aujourd’hui ?

Jaxom considéra le visage de F’nor, tiré par la fatigue et convulsé de colère. La même rage froide qui s’était emparée de lui quelques mois plus tôt à Ruatha le submergea. Il redressa les épaules et releva la tête. Ses yeux étaient à la hauteur de ceux de F’nor, il le remarqua pour la première fois. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas perdre son sang-froid comme il l’avait fait en ce lointain matin.

— Nous étions prêts à recevoir les Fils quand ils sont tombés, chevalier brun, répondit-il calmement. Mon devoir de chevalier-dragon était de protéger le Fort de la Baie. Ce que j’ai fait. Mon plaisir et mon privilège a été de combattre avec Benden.

Il inclina légèrement la tête, et eut la satisfaction de voir, sur le visage de F’nor, la colère faire place à la surprise.

— Je suis certain qu’à cette heure, les autres ont déjà informé Maître Robinton de ce que nous avons découvert ce matin. Et maintenant, à l’eau, Ruth. Je serai à votre disposition pour répondre à toutes vos questions, F’nor, dès que j’aurai fini de laver Ruth.

De nouveau, il salua de la tête F’nor, qui le considérait avec stupéfaction. Puis il se débarrassa de sa tenue de vol, ne conservant que le short qu’il portait dans ce climat tropical.

F’nor le suivait toujours des yeux quand il courut sur la plage et plongea, ressortant auprès de son dragon blanc qui s’ébrouait avec délice.

Ruth se contorsionna, souffla une gerbe d’eau au-dessus de sa tête, ses yeux mi-clos luisants juste au-dessous de la surface.

Canth dit que F’nor est désorienté. Qu’avez-vous dit qui ait pu désorienter un chevalier brun ?

— Ce qu’il ne s’attendait pas à entendre de la part d’un chevalier blanc. Je ne peux pas te laver si tu te roules dans l’eau sans arrêt.

Vous êtes furieux. Vous allez m’arracher la peau à la frotter si fort.

— Je suis furieux, mais pas contre toi.

Pourquoi n’allons-nous pas à notre lac ? demanda Ruth d’un ton hésitant, tournant anxieusement la tête vers son maître.

— Qu’avons-nous à faire d’un lac glacial quand nous avons tout un océan pour nous, et tiède de surcroît ? Mais F’nor m’a irrité. Ce n’est pas comme si j’étais encore malade, ou que je sois un enfant à la lisière. J’ai combattu les Fils avec toi et sans toi. Et si je suis en âge de le faire, je n’ai pas besoin de rendre compte de tous mes actes à quiconque pour quelque raison que ce soit.

J’avais oublié que les Fils devaient tomber ce matin.

Jaxom ne put s’empêcher de rire à cet aveu candide.

— Moi aussi. Mais ne le dis à personne.

Des lézards de feu arrivèrent pour l’aider. À la puanteur qui se dégageait de leur peau, ils avaient eux-mêmes grand besoin d’un bon bain. Ils grondèrent Ruth beaucoup plus sévèrement que Jaxom chaque fois qu’il se roulait dans l’eau alors qu’ils voulaient le rincer. Meer, Talla et Farli faisaient partie de l’équipe. Jaxom se mit au travail. Il était fatigué, mais il se disait qu’après avoir lavé Ruth, il aurait tout l’après-midi pour se reposer.

Il se trompait. Et il ne fut pourtant pas obligé de frictionner Ruth tout seul, car Sharra vint partager son travail.

— Vous voulez que je lave l’autre côté ? demandât-elle, s’avançant dans l’eau pour le rejoindre.

— Je vous en serais éternellement reconnaissant, soupira-t-il en souriant.

Elle lui jeta une brosse à manche.

— C’est Brekke qui les a rapportées avec elle, pensant qu’elles seraient commodes pour nettoyer les dragons. Elles ont de bons poils raides. Tu verras, Ruth, ça va te faire du bien.

Ramassant une poignée de sable au fond de l’eau, elle l’étala sur le cou de Ruth et se mit à brosser vigoureusement. Ruth en siffla de plaisir.

— Que vous est-il arrivé pendant que je combattais les Fils ? lui demanda-t-il, se reposant un instant avant d’attaquer la croupe de Ruth.

— Menolly n’a pas encore fini de répondre à l’interrogatoire.

Sharra le regarda par-dessus Ruth couché dans l’eau, les yeux rieurs, le sourire malicieux.

— Elle a parlé si vite qu’il n’est pas arrivé à l’interrompre, et elle parlait toujours quand je suis partie. Je n’aurais jamais pensé qu’il existât une seule personne capable de réduire le Maître Harpiste au silence. En tout cas, il y a longtemps qu’il a cessé de fulminer. Et vous, F’nor vous a réprimandé ?

— Nous avons échangé… des opinions.

— Je le crois sans peine, à en juger par l’irritation de Brekke. À la voir, on aurait cru que vous vous étiez levé de votre lit de mort pour aller combattre les Fils ! ricana-t-elle avec dédain.

Appuyé au dos de Ruth, Jaxom lui sourit, la trouvant vraiment très jolie avec ses yeux malicieux et tout éclaboussée de perles d’eau. Elle le regarda, haussant un sourcil interrogateur.

— Avons-nous vraiment vu ce que nous avons cru voir ce matin, Sharra ?

— Certainement !

Pointant sa brosse sur lui, l’air sévère, elle ajouta :

— Et vous avez de la chance que nous vous ayons accompagné, parce que, tout seul, je pense que personne ne vous aurait cru.

Elle fit une pause, l’œil rieur.

— Et d’ailleurs, je ne suis pas tout à fait sûre qu’on nous croie tous les quatre !

— Qui doute de notre parole ?

— Maître Robinton, Maître Wansor et Brekke. Vous ne m’écoutiez donc pas ?

— Non, dit-il avec un grand sourire. Je vous regardais.

— Jaxom !

Elle rougit sous son hâle, et il éclata de rire.

Ça me démange beaucoup à l’endroit où vous vous appuyez contre moi, Jaxom.

— Là, vous voyez, dit Sharra, lui donnant un petit coup de brosse sur la main. Vous négligez scandaleusement Ruth.

— Comment savez-vous que Ruth me parlait ?

— Votre visage vous trahit toujours.

— Dites-moi, où va donc la Sœur de l’Aube ? demanda Jaxom, remarquant le bateau filant vers le large, toutes voiles dehors.

— À la pêche, bien sûr. Les Chutes attirent toujours des bancs de poissons. Et notre découverte de ce matin va attirer ici des foules. Nous aurons besoin de provisions pour les nourrir.

Jaxom grogna et ferma les yeux, secouant la tête avec consternation.

— Cela…

Sharra fit une pause pour souligner sa pensée.

— C’est notre… punition pour notre escapade non autorisée.

Brusquement, Ruth bondit hors de l’eau, soulevant une vague qui les submergea.

— Ruth !

Mes amis arrivent !

Le dragon blanc claironna joyeusement, et Jaxom, à moitié aveuglé par l’eau de son plongeon inattendu, vit une demi-escadrille surgir dans le ciel.

Il y a Mnementh et Ramoth, Tiroth, Gyamath, Branth, Orth

— Sharra, tous les Chefs de Weyrs !

— Épatant ! fit-elle, contrariée, toujours crachant et toussant à la suite de cette bonne tasse.

— Ma brosse ! ajouta-t-elle, regardant autour d’elle.

Et Path, Golanth, Drenth, et lui sur notre dragon de guet !

— Voilà Lytol ! Tiens-toi tranquille, Ruth. Nous avons encore ta queue à brosser !

Il faut pourtant que je salue mes amis comme il faut, répliqua Ruth, repliant sa queue, s’asseyant sur sa croupe et accueillant la seconde vague de dragons d’un claironnement retentissant.

— Il n’est peut-être pas propre, dit Sharra, avec ironie, tordant ses cheveux dégoulinants, mais moi, je le suis.

Je suis assez propre. Mes amis vont vouloir se baigner.

— Ne compte pas sur un autre bain aujourd’hui, Ruth. La journée sera longue !

— Jaxom, avez-vous mangé quelque chose depuis ce matin ? demanda Sharra.

Il fit non de la tête ; alors, elle l’entraîna par la main.

— Venez vite. Passons par-derrière pour que personne ne nous voie.

Il s’arrêta sur la plage le temps de ramasser sa tenue de vol, puis, empruntant l’ancien sentier, ils coururent à la cuisine. Constatant qu’elle était vide, Sharra soupira de soulagement. Elle le fit asseoir, lui servit une chope de klah, des tranches de fruits et des céréales qu’elle prit dans une marmite mijotant sur le feu.

Les cris et les exclamations des arrivants leur parvenaient par la fenêtre, dominés par le baryton vibrant de Robinton qui, de la véranda, leur souhaitait la bienvenue.

Jaxom voulut se lever, avalant une dernière bouchée, mais Sharra l’obligea à se rasseoir.

— Ils vous trouveront bien assez tôt ! Mangez !

— Ruth est sur la plage, résonna soudain la voix de Lytol, et pourtant, je ne vois pas Jaxom…

— Je sais où il est… commença Robinton.

Un trait bronze surgit dans la cuisine, pépia et disparut.

— Il est là, Lytol, dans la cuisine, s’esclaffa Robinton.

— J’ai presque envie de donner raison à Lessa, marmonna Jaxom, l’air dégoûté.